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30 septembre 2014 2 30 /09 /septembre /2014 19:22

Frédric assèche Koltès


Par Michel Dieuaide

Les Trois Coups.com


Pour inaugurer sa nouvelle saison, l’Opéra national du Rhin à Strasbourg, associé au Staatstheater de Nuremberg, met à l’affiche un opéra de Régis Campo dont la matière est une adaptation de la pièce de Bernard‑Marie Koltès, « Quai ouest ». Un pari risqué et aventureux où musique contemporaine et théâtralité ont parfois du mal à s’accorder.

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« Quai ouest » | © Alain Kaiser

Dans un no man’s land, au bord de l’Hudson River à New York, au milieu de hangars désaffectés, un homme riche et véreux, escorté de sa secrétaire désemparée, a choisi ce lieu pour se suicider. Mort en sursis après avoir été sauvé de la noyade par l’un des « résidents » qui hantent ce territoire, il fait connaissance avec sa collaboratrice de l’unique règle qui régit les rapports entre tous les personnages. Ici, rien ne se donne, tout fait l’objet d’un donnant-donnant. Si l’échange ou plutôt le trafic des biens et des corps s’enraye, le vol, le viol et l’assassinat soldent les comptes.

Dans ce monde de rats et de chiens, qu’ils cherchent à survivre ou à mourir, père, mère, frère, sœur, fille, fils, paumés bavards ou silencieux, tous s’esquivent, s’affrontent, ironisent sur leur sort, implorent, marchandent ou brutalisent. Ce n’est pas vraiment l’enfer, pas non plus le paradis, mais une sorte de purgatoire. Dans un langage cru ou décalé, Quai ouest, respectant la règle des trois unités du théâtre classique, s’impose comme une tragi-comédie contemporaine qui dresse le portrait d’une communauté en équilibre au bord du vide. Les trois femmes et les cinq hommes de Quai ouest sont nos « frères humains » suspendus à la corde raide de leurs tumultueuses et fragiles existences.

Harmonie dissonante

Il y a d’un côté la musique composée par Régis Campo. Savante et expressive, elle marie subtilement sans effets appuyés des clins d’œil à la comédie musicale et des références cinématographiques. Les arias, les récitatifs et les chœurs construisent par glissements ou tuilages successifs une partition moderne et accessible. Cornes de brume pour l’atmosphère portuaire, accents de guitares électriques et de synthétiseurs pour situer les protagonistes les plus jeunes, fondus enchaînés ibériques pour enrichir le lamento d’un personnage de culture espagnole, nappes sonores et poétiques des chœurs invisibles, autant d’exemples qui soulignent l’intelligence et le raffinement de l’œuvre. À l’évidence, Régis Campo a su saisir la belle oscillation du texte de Bernard‑Marie Koltès entre ombre et lumière, entre rêve et réalité.

Pour se déployer pleinement, sa composition bénéficie du remarquable travail de direction de Marcus Bosch. À la tête d’un orchestre de cinquante musiciens, il épouse finement chaque élément de la partition avec un sens aigu de la construction dramatique. Sous sa baguette, même les silences, temps de suspensions superbement mesurés, mobilisent l’écoute des spectateurs.

Il y a d’un autre côté le livret et la mise en scène. Florence Doublet et Kristian Frédric, associés pour la réalisation de l’adaptation de l’œuvre de Koltès, ont fait des choix discutables. Réduite à trente séquences pour cette version opératique, la pièce est en partie amputée de ses monologues dans lesquels la poésie et les références littéraires avaient la part belle. Du coup, reste assez couramment exprimée la quotidienneté du texte. Cette diminution banalise nombre d’échanges entre les protagonistes et assèche la pensée de Koltès, la privant notamment de son humour. « Foutaises », « conneries », « Seigneur » souvent réitérés lassent comme des leitmotive creux.

La mise en scène de Kristian Frédric, quant à elle, appuyée sans beaucoup d’imagination sur des emprunts scénographiques à Richard Peduzzi (hauts murs de briques, escaliers labyrinthiques) et à Pierre‑André Weitz (panneaux mobiles en recomposition fréquente), plombe la représentation. Comparable à une nef noire de cathédrale, elle cantonne les solistes, trop figés dans l’espace, à n’être que des silhouettes empêchées de s’engager dans un jeu plus physique. L’énergie contenue dans l’écriture musicale et textuelle trouve à peine la possibilité de s’exprimer. Rares sont les moments où, grâce à leurs qualités d’acteurs, les rôles de Claire, Monique, Cécile, Charles et Abad parviennent à se libérer du carcan statique de la mise en scène.

Accords majeurs

Malgré les réserves sérieuses émises, Quai ouest en forme d’opéra laisse au public quelques bonheurs indiscutables. L’inventive musique de Régis Campo et la direction musicale de Marcus Bosch, c’est déjà dit. Mais il faut ajouter quelques instants intenses : le bouleversant trio vocal de Mireille Delunsch (Monique), Marie‑Ange Todorovitch (Cécile) et Hendrickje Van Kerckhove (Claire), la composition implacable et déchirante de Julien Behr (Charles), l’envoûtante interprétation d’Augustin Dikongue, mi-ange, mi-bête (Abad). Et pour finir, ne pas oublier de saluer l’audace de Marc Clémeur pour avoir choisi de soutenir une aventure artistique à haut risque. 

Michel Dieuaide


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Quai ouest, opéra de Régis Campo

Livret de Kristian Frédric et Florence Doublet d’après la pièce de Bernard‑Marie Koltès

Direction musicale : Marcus Bosch

Mise en scène : Kristian Frédric

Décors : Bruno de Lavenère

Costumes : Gabriele Heimann

Lumières : Nicolas Descoteaux

Chœurs de l’Opéra national du Rhin : direction Sandrine Abello

Orchestre symphonique de Mulhouse

Avec : Paul Gay (Maurice Koch), Mireille Delunsch (Monique Pons), Marie‑Ange Todorovitch (Cécile), Hendrickje Van Kerckhove (Claire), Christophe Fel (Rodolfe), Julien Behr (Charles), Fabrice Di Falco (Fak), Augustin Dikongue (Abad)

Assistante à la mise en scène : Florence Doublet

Direction technique, réalisation des décors et costumes : ateliers de l’Opéra national du Rhin

Commande et coproduction : Opéra national du Rhin et Staatstheater de Nuremberg

Avec le soutien du Fonds de création lyrique

Opéra national du Rhin • 19, place Broglie • 67008 Strasbourg

www.operanationaldurhin.eu

Renseignements et réservations : 0825 84 14 84

Courriel : caisse@onr.fr

Représentations : 27 et 30 septembre 2014 à 20 heures, et 2 octobre 2014 à 20 heures

Représentation : 10 octobre 2014 à 20 heures à La Filature à Mulhouse

Durée : 1 h 40

Tarifs : 80 € à 14 €

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29 septembre 2014 1 29 /09 /septembre /2014 23:45

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28 septembre 2014 7 28 /09 /septembre /2014 12:24

Fusion des corps, communion des âmes


Par Maud Sérusclat-Natale

Les Trois Coups.com


Sur plateau de La Filature de Mulhouse, Bartabas s’est invité en compagnie du danseur sévillan Andrés Marín pour un ballet mystique et puissant, presque irréel.

golgota-300 hugo-marty Les amoureux des équidés ou du cirque seront un peu déçus par ce spectacle. Même si Bartabas, ce génie, ce demi-dieu des cavaliers, est bel et bien présent en compagnie de ses fidèles montures, Golgota n’est pas un ballet équestre comme on pourrait se l’imaginer. Pas de grande cavalcade, pas de magnifique cheval dévalant les allées de la salle avec majesté ou facétie. Rien de cela, mais tellement plus. Golgota, c’est un duo. Un duel. Ardent. Une rencontre, folle, celle de deux danseurs presque bestiaux qui brûlent de passion, l’un pour le flamenco, l’autre pour les chevaux. Ils se retrouvent au pied de la colline des Évangiles, Golgotha, qui signifie en hébreu « le lieu du crâne ». La croix les guette, et leur mort est presque annoncée. Nous assisterons donc aux derniers rituels que ces deux hommes échangeront avant d’être damnés.

Avançant cagoulés, se flagellant avec la queue ébène et brillante du majestueux Horizonte ou avec le plat de leurs mains, ce fracas des coups sur leur dos nu sonne et résonne dans le silence opaque de la salle. Cela annonce la couleur de ce travail : noir. Un noir qui sera pourtant étincelant, grâce à l’exceptionnelle création lumière de Laurent Matignon. Celui-ci a su faire surgir chaque contraste avec légèreté et solennité, montrant très bien cette ambivalence divine qui a jeté ces deux créatures dans l’ornière de leur funeste destin. Leur passion sera-t‑elle plus forte que Dieu ou que l’Église ? Est-elle le fruit du génie ou de Satan ? Ces corps qui dansent frénétiquement sont-ils vivants ou dévorés par le Mal ? L’on ne peut s’empêcher de se poser ces questions. D’autant que la voix limpide et troublante du contre-ténor Christophe Baska transperce le fond de nos âmes tout au long du spectacle, chantant des motets de l’Espagne de la Renaissance, délicatement accompagnée au son du luth ou du cornet.

Les encens et les chandelles se consument, les fumées de répandent, leurs volutes claires semblent mimer cette ascension mystérieuse et mystique. Les corps s’unissent et se désunissent dans une chorégraphie où chaque déplacement, chaque soupir est millimétré. La scénographie, sobre et dépouillée mais très juste en souligne chaque moment. Le sol du plateau est recouvert de sable noir, qui étouffe les bruits des sabots des chevaux, mais laisse résonner comme par magie les cliquetis endiablés des chaussures du danseur. Quand Bartabas monte, on ne perçoit plus ses limites, et l’homme devient centaure, apparaissant et disparaissant le temps d’un souffle. Ici, le cheval, que Bartabas confie appeler souvent sa « moitié », n’est pas un véritable personnage, mais une extension de son cavalier, spectaculairement confondu avec lui. Andrés Marín, quant à lui, célèbre pour avoir dépoussiéré le flamenco des scories de son propre folklore, quitte même ses chaussures pour fouler au pied le sable de l’arène et défier l’animal pour finir par se glisser dans ses sabots.

Dans Golgota transpire une poésie sorcière, divine ou mystique, qui fascine et fait peur à la fois. Plongé dans cet univers inattendu, le spectateur est témoin d’une puissante énergie, rythmée, cadencée, qui le contamine. Comment ne pas tirer son chapeau devant tant de précision et tant de beauté presque irréelle ? Golgota, c’est une œuvre eucharistique, la « substantifique moelle » de la passion, au sens étymologique du terme, et si violente et charnelle que l’on ne peut qu’y succomber. 

Maud Sérusclat-Natale


Voir aussi « La Voie de l’écuyer, opus 2009 », de Bartabas (critique), Printemps des comédiens à Montpellier

Voir aussi « Le Centaure et l’Animal », de Bartabas et Ko Murobushi (critique), Opéra Berlioz à Montpellier

Voir aussi « Lever de soleil », de Bartabas (critique), Légion-d’Honneur à Saint-Denis

Voir aussi « Calacas », de Bartabas (critique), Les Nuits de Fourvière

Voir aussi « Partitions équestres », de Bartabas (critique), Les Nuits de Fourvière

Voir aussi « El Cielo de tu boca », d’Andrés Marín (critique), Théâtre de Nîmes

Voir aussi « La Pasión según se mire », d’Andrés Marín (critique), Théâtre de Nîmes

Voir aussi « Noche flamenca », avec Jesús Méndez et Andrés Marín (critique), M.A. scène nationale à Montbéliard

Voir aussi « Les Chants du retour », d’Andrés Marín et Arcángel (critique), Théâtre municipal de Fontainebleau


Golgota, de Bartabas

Théâtre équestre Zingaro • 176, avenue Jean-Jaurès • 93300 Aubervilliers

01 48 39 18 03

www.bartabas.fr

Arnauld Lisbonne, administrateur

arnauld.lisbonne@zingaro.fr

Claire Baldensperger, chargée de production

production@zingaro.fr

01 48 39 54 18

Laurent Matignon, directeur technique

l.matignon@zingaro.fr

01 48 39 54 11 / 06 42 57 90 18

Conception, mise en scène et scénographie : Bartabas

Musique : Motets pour voix seule de Tomás Luis de Victoria

Avec : Bartabas et Andrés Marín

Chant : Christophe Baska

Musiciens : Adrien Mabire au cornet, Marc Wolff au luth

Comédien : William Panza

Chevaux : Horizonte, Le Tintoret, Soutine, Zurbaran

Âne : Lautrec

Assistante mise en scène : Anne Perron

Lumières : Laurent Matignon

Son : Frédéric Prin

Costumes : Sophie Manach, Yannick Laisné

Accessoires : Sébastien Puech

Photo : Hugo Marty

La Filature, scène nationale de Mulhouse • 20, allée Nathan-Katz • 68090 Mulhouse cedex

Réservations : 03 89 36 28 28

www.lafilature.org

Le 26 septembre 2014 à 20 heures, le 27 septembre à 19 heures et le 28 septembre à 17 heures

Durée : 1 h 15 environ

30 € | 15 €

Tournée :

– Brest : du 5 au 8 novembre 2014

– Antibes : du 14 au 19 novembre 2014

– Bordeaux : du 6 au 15 février 2015

– Béziers : du 26 au 28 février 2015

– Valencienne : du 27 mars au 1er avril 2015

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