Frédric assèche Koltès
Par Michel Dieuaide
Les Trois Coups.com
Pour inaugurer sa nouvelle saison, l’Opéra national du Rhin à Strasbourg, associé au Staatstheater de Nuremberg, met à l’affiche un opéra de Régis Campo dont la matière est une adaptation de la pièce de Bernard‑Marie Koltès, « Quai ouest ». Un pari risqué et aventureux où musique contemporaine et théâtralité ont parfois du mal à s’accorder.
« Quai ouest » | © Alain Kaiser
Dans un no man’s land, au bord de l’Hudson River à New York, au milieu de hangars désaffectés, un homme riche et véreux, escorté de sa secrétaire désemparée, a choisi ce lieu pour se suicider. Mort en sursis après avoir été sauvé de la noyade par l’un des « résidents » qui hantent ce territoire, il fait connaissance avec sa collaboratrice de l’unique règle qui régit les rapports entre tous les personnages. Ici, rien ne se donne, tout fait l’objet d’un donnant-donnant. Si l’échange ou plutôt le trafic des biens et des corps s’enraye, le vol, le viol et l’assassinat soldent les comptes.
Dans ce monde de rats et de chiens, qu’ils cherchent à survivre ou à mourir, père, mère, frère, sœur, fille, fils, paumés bavards ou silencieux, tous s’esquivent, s’affrontent, ironisent sur leur sort, implorent, marchandent ou brutalisent. Ce n’est pas vraiment l’enfer, pas non plus le paradis, mais une sorte de purgatoire. Dans un langage cru ou décalé, Quai ouest, respectant la règle des trois unités du théâtre classique, s’impose comme une tragi-comédie contemporaine qui dresse le portrait d’une communauté en équilibre au bord du vide. Les trois femmes et les cinq hommes de Quai ouest sont nos « frères humains » suspendus à la corde raide de leurs tumultueuses et fragiles existences.
Harmonie dissonante
Il y a d’un côté la musique composée par Régis Campo. Savante et expressive, elle marie subtilement sans effets appuyés des clins d’œil à la comédie musicale et des références cinématographiques. Les arias, les récitatifs et les chœurs construisent par glissements ou tuilages successifs une partition moderne et accessible. Cornes de brume pour l’atmosphère portuaire, accents de guitares électriques et de synthétiseurs pour situer les protagonistes les plus jeunes, fondus enchaînés ibériques pour enrichir le lamento d’un personnage de culture espagnole, nappes sonores et poétiques des chœurs invisibles, autant d’exemples qui soulignent l’intelligence et le raffinement de l’œuvre. À l’évidence, Régis Campo a su saisir la belle oscillation du texte de Bernard‑Marie Koltès entre ombre et lumière, entre rêve et réalité.
Pour se déployer pleinement, sa composition bénéficie du remarquable travail de direction de Marcus Bosch. À la tête d’un orchestre de cinquante musiciens, il épouse finement chaque élément de la partition avec un sens aigu de la construction dramatique. Sous sa baguette, même les silences, temps de suspensions superbement mesurés, mobilisent l’écoute des spectateurs.
Il y a d’un autre côté le livret et la mise en scène. Florence Doublet et Kristian Frédric, associés pour la réalisation de l’adaptation de l’œuvre de Koltès, ont fait des choix discutables. Réduite à trente séquences pour cette version opératique, la pièce est en partie amputée de ses monologues dans lesquels la poésie et les références littéraires avaient la part belle. Du coup, reste assez couramment exprimée la quotidienneté du texte. Cette diminution banalise nombre d’échanges entre les protagonistes et assèche la pensée de Koltès, la privant notamment de son humour. « Foutaises », « conneries », « Seigneur » souvent réitérés lassent comme des leitmotive creux.
La mise en scène de Kristian Frédric, quant à elle, appuyée sans beaucoup d’imagination sur des emprunts scénographiques à Richard Peduzzi (hauts murs de briques, escaliers labyrinthiques) et à Pierre‑André Weitz (panneaux mobiles en recomposition fréquente), plombe la représentation. Comparable à une nef noire de cathédrale, elle cantonne les solistes, trop figés dans l’espace, à n’être que des silhouettes empêchées de s’engager dans un jeu plus physique. L’énergie contenue dans l’écriture musicale et textuelle trouve à peine la possibilité de s’exprimer. Rares sont les moments où, grâce à leurs qualités d’acteurs, les rôles de Claire, Monique, Cécile, Charles et Abad parviennent à se libérer du carcan statique de la mise en scène.
Accords majeurs
Malgré les réserves sérieuses émises, Quai ouest en forme d’opéra laisse au public quelques bonheurs indiscutables. L’inventive musique de Régis Campo et la direction musicale de Marcus Bosch, c’est déjà dit. Mais il faut ajouter quelques instants intenses : le bouleversant trio vocal de Mireille Delunsch (Monique), Marie‑Ange Todorovitch (Cécile) et Hendrickje Van Kerckhove (Claire), la composition implacable et déchirante de Julien Behr (Charles), l’envoûtante interprétation d’Augustin Dikongue, mi-ange, mi-bête (Abad). Et pour finir, ne pas oublier de saluer l’audace de Marc Clémeur pour avoir choisi de soutenir une aventure artistique à haut risque. ¶
Michel Dieuaide
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Quai ouest, opéra de Régis Campo
Livret de Kristian Frédric et Florence Doublet d’après la pièce de Bernard‑Marie Koltès
Direction musicale : Marcus Bosch
Mise en scène : Kristian Frédric
Décors : Bruno de Lavenère
Costumes : Gabriele Heimann
Lumières : Nicolas Descoteaux
Chœurs de l’Opéra national du Rhin : direction Sandrine Abello
Orchestre symphonique de Mulhouse
Avec : Paul Gay (Maurice Koch), Mireille Delunsch (Monique Pons), Marie‑Ange Todorovitch (Cécile), Hendrickje Van Kerckhove (Claire), Christophe Fel (Rodolfe), Julien Behr (Charles), Fabrice Di Falco (Fak), Augustin Dikongue (Abad)
Assistante à la mise en scène : Florence Doublet
Direction technique, réalisation des décors et costumes : ateliers de l’Opéra national du Rhin
Commande et coproduction : Opéra national du Rhin et Staatstheater de Nuremberg
Avec le soutien du Fonds de création lyrique
Opéra national du Rhin • 19, place Broglie • 67008 Strasbourg
Renseignements et réservations : 0825 84 14 84
Courriel : caisse@onr.fr
Représentations : 27 et 30 septembre 2014 à 20 heures, et 2 octobre 2014 à 20 heures
Représentation : 10 octobre 2014 à 20 heures à La Filature à Mulhouse
Durée : 1 h 40
Tarifs : 80 € à 14 €